« Depuis près de quarante ans entre l’artiste et l’œuvre se tisse un réseau de relations complexes. Leur “déchiffrage” peut parfois paraître ardu, mais il est essentiel à l’appréhension d’une composante majeure de notre vie perceptive. “Ce n’est pas de penser qui est merveilleux, mais de penser dans une tête”. Cette pensée de Derrida semble prendre sens ici dans l’exposition des œuvres de Françoise Carrasco.
Cette artiste solitaire est le sculpteur des révélations obscures et bouleversantes. Austérité, intensité caractérisent ces figures poignantes de vérité. Françoise Carrasco appréhende l’insaisissabilité de la fragilité et de la force de la condition humaine. Le visiteur que nous sommes s’y trouve confronté et s’y reconnaît, percevant l’extraordinaire présence de notre propre condition, de notre vie quotidienne, de notre sensualité, de nos angoisses. Ces miroirs nous renvoient l’image de nos joies et de nos peines comme jamais nous n’aurions osé la concevoir.
Le corps humain est au centre de l’univers de Françoise Carrasco.
Tels des vestiges d’Empereurs romains ou de Vénus antiques retrouvés enfouis sous quelque Parthénon ou des murs de Rome les créatures de l’artiste ont été privées de mains. Et de pieds aussi. Pourquoi ? Pourquoi cette amputation ? Cette mutilation ? Deux mondes sur terre et dans la terre.
Aucun prodige à attendre de la part des créatures de Françoise Carrasco. L’artiste garde pour elle le prodige de la création. La main c’est la main de l’artiste. “La main qui donne”. Paradoxalement c’est la main de Françoise Carrasco qui signe cette privation. Il lui fallait malmener ces corps pour voir au-delà. Voir au-delà de l’inhumain, l’humain.
Quand on regarde les femmes de Françoise Carrasco on est frappé par le souci esthétique du costume. A la profonde mélancolie du sujet, les adolescentes, jeunes filles, jeunes femmes opposent par leurs toilettes sophistiquées de la légèreté voire une certaine futilité. Belles et graves. Pourtant de ces femmes auxquelles l’artiste revient toujours par le biais de ces sculptures il se passe des choses tragiques. Quelque grand malheur, quelque funeste découverte qui figent ses visiteuses en des poses catatoniques, sous le choc d’une surprise presque dissolvante, dotée du pouvoir troublant de se propager chez quiconque s’absorbe dans la contemplation des œuvres du sculpteur.
Enfin des mains ! Des mains qui touchent, qui se touchent. “No touch please”, “On ne touche pas”, voici ce que l’on a coutume de voir dans les musées, les expositions. Pourtant que font ces personnages, si ce n’est se toucher ? Ces mains ici témoignent plus de l’interrogation que de la caresse. Qui suis-je ? Mais la “main organe du possible et de la certitude positive” de Valery devient chez Françoise Carrasco l’organe de l’incertitude.
Les mains très matérielles, très matière coïncident avec le corps qu’elles recouvrent. Par sa main l’artiste pense la main comme une réalité qui constitue à elle seule une sorte de partenaire consubstantiel.
De cette étonnante galerie de portraits choisis et modelés par l’artiste, émane de leur apparence l’interrogation philosophique, celle de l’origine. Nous retrouvons à nouveau la question du “qui suis-je ?”. Le visage est l’espace où se peignent les passions. “Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face (...) ce qui veut dire que la face humaine, telle qu’elle est, se cherche encore avec des yeux, un nez, une bouche et deux cavités auriculaires” écrivait en 1947 Antonin Artaud. L’expression insistante de ces visages est très étudiée.
Transportée dans la matière, la physionomie des créatures n’enferme jamais l’humanité d’un vrai visage ordonné selon une exigence expressive, intensifiée par une déformation avide de vérité.
Chaque jour, le monde contemporain donne à la couleur une place plus importante. Entre Françoise Carrasco et la couleur se tisse ainsi un réseau de relations complexes. La couleur s’affranchissant de la matière, retrouve le corps de l’homme. L’artiste a subtilement réalisé cette essentielle solidarité de la couleur avec son support de matière. La couleur est irruption, dynamisme de la vie, la chair du monde. L’oeil de chair a ainsi créé l’espace de singularité qui sera le lieu privilégié de notre médiation.
L’unité de l’oeuvre de Françoise Carrasco est admirable. Voir exige discipline et modestie. Il faut accepter de s’aventurer hors de soi. Il faut être réceptif. Ne pas refuser ce que l’œuvre peut avoir à donner. Françoise Carrasco nous offre la réconciliation de l’art avec l’aventure humaine ».
Catherine Cazeaux, Philosophe